La pédopornographie n’est pas une fiction

Pédopornographie : les enfants sont-ils vraiment tabou ?

« Les gens qui dénoncent Matzneff et moi [pour des histoires de pédophilie] sont les mêmes qui, il y a 50 ans, dénonçaient les Juifs à la Gestapo ».

Alain Robbe-Grillet

La comparaison est plus qu’audacieuse, elle est scandaleuse. Elle fut pourtant prononcée par l’un de nos académiciens, le pape du Nouveau Roman français, Alain Robbe-Grillet. Celui qui, dixit l’Express en 2001, ne faisait pas mystère de son goût pour « les petites filles érotiques », était également adepte des inversions perverses : « Certaines petites filles ont une sexualité très précoce », elles « provoquent » les hommes, qui doivent « faire très attention à ne pas être violés « 

Est-ce un hasard si la figure de l’enfant à la fois innocente et dépravée qui peuple les romans d’Alain Robbe-Grillet hante également les sites pédopornographiques ? Évidemment, non. On mesure néanmoins, à l’aune de ses déclarations, le chemin parcouru en France depuis l’atmosphère complaisante des années Hamilton.

Fallait-il publier d’autres œuvres littéraires, à charge cette fois, celles de Vanessa Springora et de Camille Kouchner, pour crever l’abcès pestilentiel d’une littérature pédocriminelle dans un pays qui considère les « belles-lettres » comme l’un des piliers de sa grandeur, l’un des symboles de sa place dans le monde ? Fallait-il déboulonner quelques statues, notamment celle d’André Matzneff, lauréat du prix Renaudot, pour mettre fin à notre cécité hubristique en dépit des objurgations d’écrivains d’autres contrées, notamment Denise Bombardier, qui expliquait bravement sur le plateau d’Apostrophe combien nos mœurs lui semblaient infâmantes[ii] ?

Assiste-t-on, enfin, à un mouvement de salubrité publique après la licence post-soixante-huitarde et l’avènement d’un courant pro-pédophile soutenu par les plus prestigieux intellectuels français ?[iii]
Rien n’est moins sûr au vu de l’engouement abject croissant pour la pornographie enfantine dans le monde.

La pédopornographie fictive

            Illégale dans la majorité des pays, la pédopornographie se divise globalement en deux catégories : la pornographie d’enfants réels (dont la production et la diffusion d’images font l’objet d’une répression très stricte) et la pornographie enfantine « fictive » (les acteurs sont des jeunes adultes déguisés en enfant ou des images de synthèse).

La pédopornographie (qui concerne les mineurs de moins de 15 ans) est illégale en France, passible d’une peine maximale de 5 ans de prison et de 75 000 € d’amende[iv]. Les formes fictives sont également couvertes par la loi, à l’exception des œuvres ayant une valeur artistique. Si les lois américaines contre la pornographie juvénile (mineur de moins de 18 ans) figurent parmi les plus sévères au monde, paradoxalement, la pornographie juvénile et l’érotisme fictifs sont protégés en tant qu’œuvres d’art en vertu de la liberté d’expression depuis que la Cour suprême a déclaré en 2002 que la Loi contre la prévention de la pornographie enfantine était inconstitutionnelle.

Une pornographie insidieuse très prisée

Gail Dines, universitaire féministe et autorité en matière de pornographie, fustige la loi de 2002, qui a, selon elle, déclenché l’éclosion d’une myriade de sites pornographiques mettant en scène des jeunes filles de plus de 18 ans feignant d’être des petites filles : « Elles ont des silhouettes menues, des petites poitrines et des visages enfantins, elles sont bien sûr intégralement épilées, et infantilisées à souhait à l’aide d’attributs tels que des sucettes, des nounours, des appareils dentaires ou des uniformes d’écoles ».

Cette catégorie est selon les chercheurs anglosaxons la plus populaire du Web. Une recherche Google du terme « teen porn » qui donnait 14 millions de résultats en 2006, fait désormais apparaître deux milliards 690 millions résultats.   

“Innocent dream”

Les scénarios pédopornographiques se déclinent principalement en deux catégories : le premier, souvent appelé “innocent dream” ou “innocent love”, est joué par de jeunes actrices prétendument ingénues qui, parce qu’elles n’ont pas encore été souillées par le sexe, ne méritent pas les violences généralement infligées aux actrices pornos. L’idée fondamentale étant d’assister à la perte d’innocence, à la dégradation, voire à la défloration en live de la jeune fille.

Sadisme

Le second scénario, dit “gonzo”, est insoutenable. Les “teen dirty bags”, perfides et rusées, attirent leur proie masculine dans leurs filets et méritent les pires châtiments sexuels. Voici par exemple la narration qu’on pouvait lire sur Tryteens.com en 2008 : “Keri a l’air innocente et prude, mais ne vous laissez pas berner, la petite salope n’est qu’une sale pute. Elle le montre d’ailleurs en ouvrant grand ses fesses et en vous suppliant de forer son petit cul”.

Le sadisme omniprésent fait froid dans le dos : l’étroitesse des orifices féminins et la largeur des sexes masculins sont des leitmotivs et les champs lexicaux privilégiés sont ceux de la déchirure et de la douleur : “Pour ces putes enragées, rien n’est trop douloureux, dégradant ou déshumanisant…

Pire encore, le caractère jubilatoire de la narration figurant sur le site Ass Plundering Site, répertorié par Gail Dines : “Ces chiennes ne pourront plus marcher pendant une semaine après la démolition anale que vous allez leur infliger”. “Une autre sous-catégorie du gonzo particulièrement prisée est le “porno de l’inceste”, le duo préféré étant le couple père-fille. Là encore, l’inversion perverse est souvent de rigueur: la fille est fréquemment décrite comme une manipulatrice prête à tout pour détourner son père du droit chemin.

Ces images figurant sur les sites américains et accessibles au monde entier ne peuvent que banaliser et alimenter la pédocriminalité. Elles ne sont pourtant pas considérées comme de la pédopornographie car même si les actrices ressemblent à s’y méprendre à des mineures, elles n’en sont pas réellement.

Désensibilisation et crescendo

Ces consommateurs se délectent donc des tortures infligées à des “enfants fictifs”, mais comment imaginer, lorsque l’on connaît la logique de l’addiction, qu’ils ne vont pas s’en lasser pour rechercher des sensations toujours plus fortes ? Selon Pamela Paul, rédactrice en chef du New York Times Review, une grande partie des hommes interrogés dans le cadre de la rédaction de son ouvrage Pornified ont été choqués de constater combien la pornographie ordinaire les avait désensibilisés. Au point de s’adonner à des catégories particulièrement choquantes.

C’est le cas de Remi, ancien adepte de la pornographie ordinaire, qui s’est retrouvé en train de regarder un jeune enfant de 10 ans enchainé en train de se faire violer[v]. « On voit souvent une espèce de crescendo, » selon Sarah-Michelle Neveu, coordonnatrice du laboratoire Applications de la réalité virtuelle en psychiatrie légale de l’Institut Philippe-Pinel à Paris où des évaluateurs présentent des images d’enfants à des pédophiles ou violeurs et mesurent le niveau exact de leur déviance sexuelle à l’aide d’un anneau pénien contrôlant la réponse érectile. 

« Ça part de la pornographie ordinaire et ça devient de plus en plus spécialisé sur des personnes mineures où l’âge va graduellement diminuer ». En Australie et en Irlande, la pornographie juvénile (réelle ou fictive) est illégale, passible de larges peines de prison et/ou d’amendes. Mais qui s’en préoccupe en France ? Nous savons pourtant désormais que les gouvernements peuvent prendre des mesures concertées pour lutter contre la pandémie du Covid. Et si le mauvais élève français en matière de pédocriminalité montrait l’exemple en prenant et prônant des mesures mondiales de grande envergure pour lutter contre l’autre pandémie, celle de la pédocriminalité ?    

Auteur et autrice de l’article :

  • Caroline Bréhat, psychanalyste et auteure. Son dernier roman, Les Mal Aimées, est publié aux éditions Art 3.
  • Jean-Marc Ben Kemoun, pédopsychiatre, expert-psychiatre près la Cour d’appel de Versailles, médecin-légiste, spécialiste des violences intrafamiliales.

Cet article a été publié par l’Humanité le 23 décembre 2021.