Arrêtons d’employer des mots dont la signification misogyne nous échappe.

Et si nous arrêtions d’employer des mots misogynes qui nous enferment dans des représentations infamantes de nous-mêmes et érodent à notre insu notre estime de soi ?

Exemples dans l’histoire de mots misogynes

A l’ère de #Metoo, il est difficile d’ignorer l’asymétrie sémantique qui existe entre les termes « salaud », souvent précédé de « beau », et sa déclinaison féminine « salope », empreint depuis le XVIème siècle de connotations éminemment sexuelles. Tous deux désignent bien-sûr une personne hautement méprisable sur le plan moral. Pourtant, le mot « salope », dont la déclinaison féminine diffère considérablement de sa forme masculine, désigne une femme de mauvaise vie, qui se salit et salit sa condition féminine par ses mœurs légères. Mais qui sait que ce mot est composé des mots « sale » et « hoppe », lequel désigne une « huppe », un oiseau réputé pour sa saleté et sa mauvaise odeur ? En effet, la huppe qui s’enduit d’un liquide putride se niche dans des trous qui dégagent une odeur fétide car ses fientes n’en sont pas évacuées. Le terme « salope » dont le premier sens signifie « très sale » associe donc la saleté morale à une sexualité immorale a priori féminine. Idem pour le mot « chien », qui, s’il déshumanise l’homme, réduit carrément la femme à son état d’objet de jouissance sexuelle. Notons que la langue anglaise suit le même schéma puisque le mot « dog » devient « bitch » au féminin. Le terme « bitch » a d’ailleurs fait son entrée dans le vocabulaire des adolescentes françaises, qui se qualifient fréquemment de « bitch » sans que cela n’ait d’ailleurs de connotations négatives.

Nous savons bien sûr que la propreté et la moralité sont fréquemment associées dans l’inconscient collectif, la saleté étant la porte ouverte au vice et la propreté un gage de moralité. Depuis la nuit des temps, les femmes sont considérées comme malpropres et doivent même dans certaines sociétés s’isoler, voire se cacher, lorsqu’elles ont leurs règles. La stigmatisation induite par les menstrues n’a évidemment pas aidé les femmes. Les plus âgées d’entre nous se souviennent que l’une des pires humiliations était d’arborer des vêtements clairs tâchés de sang menstruel, la souillure physique renvoyant inévitablement à la souillure morale. Hippocrate, le père de la médecine, pensait que l’utérus (hysteria en grec) était enclin à perdre les pédales et à produire des émanations toxiques quand il ne portait pas de fruit.

La femme, cet être impur

Peut-être n’est-il pas inutile de rappeler que l’archétype de cette saleté féminine est sans doute le mot « pute » dont l’étymologie renvoie à l’ancien français « put », qui veut dire « puant », puis « méchant, mauvais », et est issu du latin « putidus », qui veut dire « pourri, gâté ; puant », lui-même dérivé de « putere », « être pourri, corrompu ; puer ». La femme, dans ce cas de figure, est tellement sale qu’elle en est puante, putride à l’image de la huppe. Mais la dimension de prostitution féminine n’est jamais très éloignée de celle de femme dans l’imaginaire collectif.

Comme les êtres humains, les mots ont une histoire, l’étymologie, et leur sémantique, même cryptique, voire occultée, est profondément inscrite dans nos imaginaires collectifs. Ces sens cachés conditionnent implacablement notre regard sur nous-mêmes. Dans Colonialisme et Racisme en Algérie, Jean Cohen affirme « Une image, ce n’est pas bien méchant. C’est pourtant la pire forme d’oppression que l’homme ait inventée ». Laquelle parmi nous n’a pas obscurément conscience de sa souillure originelle ? En faisant une recherche étymologique pour mon dernier roman, je me suis aperçue que la majorité des synonymes du mot « femme » appartenant à un registre familier signifient « prostituée » : nana (concubine, femme d’un souteneur, selon le CNRTL) ; nénette (une de ses origines est « ponette », jeune fille, prostituée) ; gonzesse (en 1864, ce terme désigne une prostituée ou une femme de souteneur, selon Claudine Brécourt-Villars) ; garce (la « garse » est au XIIe siècle une femme débauchée, puis au XXème siècle une femme de mauvaise vie, selon le TLFI) ; pétasse (une prostituée en 1878 selon le CNRTL) ; pouffiasse (vient de l’allemand « puff » qui signifie « bordel », donne « femme de bordel » selon le dictionnaire de la langue française) ; grognasse (vient de« grogner » et du suffixe péjoratif -asse ; apparu historiquement au XIXe siècle pour définir les femmes entourant les grognards, prostituée selon le dictionnaire de la langue française) ; greluche (femme aux mœurs légères, selon le dictionnaire de la langue française). Comment les femmes pourraient-elles avoir une estime de soi suffisamment robuste alors que le vocabulaire qui les désigne (tous les mots misogynes) les enferment dans des représentations dégradantes, et même infamantes, dans l’esprit des hommes ?

Les mots misogynes sont des mots fraudeurs

Selon Platon, la perversion de la cité commence par la fraude des mots misogynes ou non. Le mot « con » est peut-être le mot le plus fraudeur à cet égard. En effet, ce mot polysémique désignait initialement la vulve humaine. C’est vers le XIX ème siècle qu’il acquiert un sens figuré injurieux qui donne lieu ultérieurement à la construction adjectivale de « connasse ». Con désigne une personne stupide, naïve. L’emploi misogyne de ce terme mettait donc l’accent sur l’incapacité et la passivité du sexe féminin dans l’inconscient collectif. Dans son Journal publié en 1857, Jules Michelet se révoltait contre cet usage avec des accents féministes : « C’est une impiété inepte d’avoir fait du mot con un terme bas, une injure. Le mépris de la faiblesse ? Mais nous sommes si heureux qu’elles soient faibles ». Faibles ? Peut-être pas tant que ça. Peut-être qu’inconsciemment, la menace que la femme représente pour l’homme transparaît en filigrane dans l’étymologie du terme « vagin », issu du latin classique « vagina », qui désigne à l’origine la « gaine », « le fourreau » où était enfermée l’épée. L’image est clivée, perverse même, car elle évoque à la fois le repos du guerrier et la violence potentiellement meurtrière d’un objet clairement assimilé à un symbole phallique.

Sans surprise, le mot « connasse » se référait lui aussi à une prostituée jusqu’au XXe siècle. Peut-être n’est-il pas tout à fait anodin que l’expression « sale con » soit aujourd’hui tant à la mode. Seuls les plus âgés parmi nous utilisent encore le « gros con », le « pauvre con » et le « vieux con », autrefois plébiscités. Le « sale con » semble leur avoir volé la parade. Peut-être n’est-ce d’ailleurs pas tout à fait un hasard si les jeunes filles considèrent aujourd’hui que les poils pubiens sont sales et que ce type d’épilation est si prisé en France. Il est grand temps de rénover le vocabulaire désignant les femmes car ces mots, qui essentialisent la femme dans son rôle de prostituée ou d’objet sexuel, constituent pour elles une violence symbolique inimaginable et les emprisonnent dans des représentations archaïques caricaturales extrêmement préjudiciables.

Cet article sur les mots misogynes a été publié dans Mediapart et l’Huma en septembre 2022.

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