La théorie de l’identification à l’agresseur de Ferenczi se vérifie tous les jours dans ma clinique.
Je vous livre ci-dessous l’exposé sur l’identification à l’agresseur que j’ai présenté au colloque des Enfants de Tamar le 28 septembre 2022. Mon exposé portait plus spécifiquement sur l’identification en lien avec mon roman sur la transmission transgénérationnelle des maltraitances et notamment de l’inceste.
L’identification à l’agresseur selon Ferenczi
J’ai décidé de vous parler aujourd’hui du concept phare de l’IDENTIFICATION A L’AGRESSEUR du célèbre psychanalyste hongrois, Sandor Ferenczi, c’est parce que c’est dans une prison italienne, incarcérée pour l’enlèvement international de ma fille, en butte à un mandat d’extradition, un mandat d’arrêt international et un mandat Interpol, que je tentais en réalité de sauver d’un père incestueux, que ce concept a pris pour moi tout son sens. C’est aussi dans cette prison que mon roman Les Mal Aimées, L’inceste, un piège transgénérationnel, dont je viens de vous lire la préface, a commencé à voir le jour. Je vais m’appuyer sur mon roman pour tenter de vous expliquer ce qu’est l’identification à l’agresseur telle que je la comprends.
Ce concept psychanalytique, développé dès avant 1932 par Sándor Ferenczi, dont le texte Confusion des langues est la plus précise des élaborations, n’a pas toujours été bien compris. C’est pourtant un jalon majeur qui nourrit les travaux contemporains sur le traumatisme. Sa thèse concerne l’effet de séduction traumatique produit par l’agression sexuelle d’un adulte sur un enfant dans laquelle l’enfant se sacrifie pour garder une relation d’amour avec l’adulte coupable. L’identification à l’agresseur se produit dans des conditions particulières, celle d’expériences extrêmes : peur extrême, détresse extrême. « La peur, quand elle atteint son point culminant, oblige l’enfant à se soumettre automatiquement à la volonté de l’agresseur, à deviner le moindre de ses désirs, à obéir en s’oubliant complètement et en s’identifiant totalement à l’agresseur, » écrit Ferenczi. L’enfant réagit non pas par la défense mais par l’identification anxieuse et l’introjection de celui qui l’agresse pour assurer sa survie psychique. L’objet (l’agresseur) devient intrapsychique, ce n’est plus un objet à proprement parler, mais une partie du Moi. La différenciation entre le sujet et l’objet est abolie. La confusion des langues entre l’enfant et l’adulte, (l’enfant recherche la tendresse, la sécurité et l’amour) et la logique de la langue passionnelle de certains adultes (quand ils sont séducteurs, à la recherche d’excitation génitale et de violence dominatrice) créé un effet de sidération qui entrave l’élaboration psychique. L’enfant vit alors un traumatisme cumulatif en raison de la passivité ou de la complicité de son environnement supposé le protéger (l’autre parent, le cercle familial, par exemple, ou les autorités médicales ou judiciaires).
Je me suis inspirée de cette théories phare de Ferenczi pour écrire mon roman partiellement autobiographique, Les Mal Aimées (si l’épopée judiciaire est tirée de mon vécu, le reste est fantasmé). Dans ce roman, l’héroïne Bettina se retrouve incarcérée dans une prison italienne pour avoir selon les Etats Unis enlevé sa fille Apolline alors qu’une cour d’appel française l’avait déclarée mère protectrice. En voyage en Italie avec son nouveau compagnon, Bettina est arrêtée par des carabinieri et jetée en prison en attendant d’être extradée aux Etats-Unis où elle purgera une longue peine puisqu’un grand jury américain l’a déclarée coupable d’enlèvement international et d’aliénation parentale. Si Bettina en est arrivée à une telle extrémité, c’est parce que son ex, le père d’Apolline, Hunter, avait commis sur sa fille des faits d’inceste que la justice américaine refusait de prendre en compte, préférant accuser Bettina d’être « une mère aliénante », c’est-à-dire de faire partie de la catégorie des sorcières des temps modernes, ces mères qui empoisonnent le cerveau de leurs enfants pour en priver les pères.
Bettina revisite donc son enfance en prison et découvre en racontant son histoire à son avocat et à ses codétenues qu’elle a été victime d’une sorte de transmission transgénérationnelle des maltraitances, notamment de l’inceste) Aimée, mère Bettina, a été violée par son père, Pierre, tout comme Apolline a été violée par son père Hunter, mais Aimée a gardé pour elle ce secret lourd et destructeur. C’est la tante de Bettina et sa fille, Apolline, à qui Aimée s’est confiée avant de décéder qui apprennent à Bettina qu’Aimée, a été victime d’inceste.
Les répétitions et identifications transgénérationnelles sont légion dans le roman puisque 1) Apolline, la fille de Bettina, petite fille d’Aimée, sera elle aussi victime d’inceste de la part de son père, Hunter, mari de Bettina, comme l’a été sa grand mère. 2) Bettina est incarcérée comme l’a été son grand-père paternel, Pierre, qui lui était accusé de vols. 3) Bettina a été victime de violences conjugales exactement comme sa grand-mère maternelle, Louise – Aimée. Toutes ces femmes mal aimées s’appellent ironiquement Aimées comme s’il y avait une injonction à être aimée : « Cet héritage familial, ce deuxième prénom que nous portons toutes, résonne tout à coup comme une plaisanterie sadique, un enfermement, peut être même une prédestination ? » Elle ne la connaît pas mais lui est pourtant depuis toujours totalement identifiée. Et comme quoi l’inconcient familial joue à plein, la découverte d’une photo de mariage des grands-parents de Bettina suscite en elle un sentiment d’inquiétante étrangeté : « J’avais intuitivement décelé la même froideur, la même ignominie. Deux hommes effrayants, statufiés en grands commandeurs. Des pères pieuvres et empriseurs qui en s’emparant du corps de leur enfant, tentaient de prendre possession à jamais de leurs pensées ». 4) Si Aimée n’est pas une mère incestueuse, elle manifeste cependant une dynamique incestuelle vis-à-vis de Bettina, qui découvre en prison qu’elle était sous l’emprise de sa mère. C’est l’emprise d’Aimée, leur relation incestuelle qui entrave l’individuation de Bettina, sa subjectification, qui explique pourquoi elle se jette dans les bras d’Hunter.
Nous savons que les victimes de violence extrême se coupent souvent de leur ressenti et que, dépourvues d’affect, elles se « voient » en train de vivre l’acte de violence comme si c’était quelqu’un d’autre qui le vivait. Le ressenti et les sensations de l’enfant agressé sont tellement anéantissants que l’enfant est expulsé hors de lui-même. Dans le roman, Appoline n’a de cesse de mettre en doute ses sensations, ses affects, perceptions « mais non, j’ai dû rêver ». Ce qu’elle se dit réellement c’est « si aucun adulte sensé me protéger ne valide ce que j’ai vécu, c’est que c’est moi qui invente » Ferenczi écrit que ce qui est réellement insupportable pour l’enfant, en cas de maltraitance sexuelle, ce qui produit des dommages graves et prolongés, ce qui rend le traumatisme si pathogène, c’est l’abandon émotionnel, la solitude traumatique, dans laquelle l’enfant se trouve dans un moment de grande détresse. Lorsque l’autre parent, ou toute figure d’autorité censé protéger l’enfant, médecin, juge, psychothérapeute, lui tournent le dos, contredisant de fait les perceptions et affects de cet enfant, alors l’enfant se retrouve insupportablement, désespérément seul avec son vécu traumatique. Selon Ferenczi, c’est cette « solitude traumatique », qui est le vecteur de la dissociation de la personnalité qui engendrera des effets particulièrement radioactifs tels que la modification de la personnalité, la dérégulation des affects, la confusion mentale et l’angoisse de mort.
En même temps qu’il nie ce qu’il vient de vivre (le déni), l’enfant n’a plus confiance dans ses sens. De fait, Bettina et Apolline mettent toutes deux en doute leurs perceptions et affects. Et fait intéressant, Bettina découvre en prison que ses codétenues souffrent elles aussi de ce même trouble, et là, c’est intéressant parce qu’en prison, Bettina découvre que ses quatre co-détenues qui ont aussi été violées ont les mêmes ressentis : « Comme elles, j’avais l’impression d’errer dans un profond brouillard quand Hunter soufflait le chaud et le froid, je doutais de mes perceptions, de mes sensations intimes et de mes affects. Tellement que j’en étais arrivée à tenir un journal intime pour me convaincre que ce que j’avais vécu était vrai et que je ne me racontais pas des mensonges ». Bettina n’a plus confiance dans ses sens et elle sait que sa fille Apolline est en train de prendre le même chemin. Or, la fiabilité de nos perceptions est à la base de notre capacité à appréhender la réalité. C’est littéralement d’intégrité psychique dont il s’agit ici.
Il y a une troisième modalité d’identification à l’agresseur que Ferenczi appelle l’introjection de la culpabilité de l’agresseur qui fait que l’enfant victime se sent toujours mauvais et est incapable de s’aimer. Apolline, l’enfant victime de son père Hunter, se sent simultanément coupable et mauvaise du fait de l’identification, mais aussi innocente sur la base de ses propres perceptions. La petite Appolline, la fille de Bettina, se sent toujours coupable et pense : « C’est de ma faute, je mérite ce qui m’est arrivé car je suis mauvaise ». Elle passe son temps à s’excuser, elle s’excuse même avant de faire quelque chose de mal car elle pense qu’elle va faire quelque chose de mal ou une bêtise. C’est là une des manifestations du clivage narcissique que j’ai évoqué tout à l’heure. Le trauma donne lieu à une immense confusion des ressentis et même des identités.
L’enfant agressé développe la capacité de se mettre à la place de son agresseur, car il est dans l’urgence de se détourner de la confusion et du chaos intérieur insoutenable qu’il ressent : ressentir ce que l’agresseur ressent sera toujours moins douloureux que ce qui est en lui. L’identification permet d’apaiser, mais du même coup, il y a aussi, outre la culpabilité que ne ressent pas l’agresseur, une appropriation de la violence et de l’omnipotence de l’agresseur. Mais comme il ne peut pas diriger cette violence contre l’autre, il n’a d’autre choix que de la retourner contre lui-même dans une forme de masochisme. En grandissant, il se met souvent en échec, se perd dans des relations mortifères, répète inlassablement des schémas douloureux.. Bettina retourne la violence contre elle-même en choisissant un homme violent, un père incestueux, et ce choix s’apparente à une mise en échec, c’est une une forme de somatisation. Ces troubles se répètent de génération en génération jusqu’à ce qu’ils soient élaborés et traités.
Aimée s’approprie également la violence de son père agresseur par un mécanisme bien connu des psys qui s’appelle la projection, l’enfant abusé exporte le danger intérieur (angoisse informe qu’il ressent à la moindre dérobade de son environnement) vers l’extérieur. Ainsi comme l’écrit Bettina : « Parfois, lorsque ma mère était en colère, elle oubliait que je n’étais qu’une enfant, elle m’insultait violemment : putain ! salope ! tu vas me le payer ! » Je ne savais jamais ce que je devais payer ni comment à un si jeune âge, je pouvais déjà être une putain ou une salope. J’avais l’impression qu’un ventriloque avait pris possession de ma mère, que quelque chose qui venait de très loin rejaillissait soudain hors de sa bouche ».
En fait, le roman met en scène via la figure du « revenant », Pierre, ou du « fantôme » des psychanalystes Nicolas Abraham ou Maria Torok, la crypte, la structure psychique et émotionnelle portée par Aimée, car le lourd secret de l’inceste a été tu, il n’a pas été élaboré et Aimée est donc plongée dans une compulsion de répétition de ce qui n’a pas pu être représenté dans l’histoire transgénérationnelle de ses ancêtres. Le traumatisme subi par Aimée est d’une telle violence qu’il l’a désorganisée. Pour survivre, Aimée a enfoui ce souvenir honteux au fond d’elle, dans une « crypte » représentée dans Les Mal Aimées par le « revenant ».
Dans un de ses rêves en prison, Bettina voit son grand-père maternel, Pierre, qu’elle appelle le « revenant » violer sa mère « Il insultait ma mère exactement comme elle le faisait avec moi lorsqu’elle était prise d’une de ses rages ». Bettina comprend que sa mère a été trop abîmée par l’inceste pour être une mère suffisamment bonne, voici donc ce qu’elle écrit à sa mère en prison :
« Tu vois, maman, le regard d’une mère est un acte d’affection, premier miroir de l’enfant ; il prend soudain conscience de son existence. Tes yeux sur moi m’auraient permis de mener à bien le grand dessein de ma vie : m’aimer. Ils m’auraient persuadée que je pouvais être aimée. Bien aimée. Tels des étoiles, tels des phares, tes yeux auraient éclairé mes explorations, ils m’auraient orientée vers des êtres réellement aimants et préservée des brisants ou des tyrans. Mais comment t’en vouloir, ma maman, de ne pas avoir plus souvent posé tes magnifiques yeux sur moi ? Tu étais dévastée par la peur de l’abandon depuis ta plus tendre enfance, et tu n’avais appris à lutter contre cette terreur qu’en jouant un seul rôle, celui de la séductrice assigné par ton père. Susciter le désir pour le refuser ensuite te redonnait-il un peu de ce pouvoir dont il t’avait si injustement dépossédée ? Comme je l’ai désiré, comme je l’ai rêvé, ce regard de toi ! J’aurais transmis ce précieux héritage, à Apolline et, avouons-le, nous n’en serions pas là aujourd’hui. »
Les Mal Aimées – Caroline Bréhat
Donc la partie non détruite du Moi d’Aimée va reconstruire une nouvelle personnalité à partir des fragments préservés grâce au clivage, mais cette personnalité se sera tant bien que mal adaptée aux circonstances. Cette personnalité pourra être adaptée, voire hyperadaptée dans sa « normalité », ce qui évoque les personnalités en faux self de Winnicott. Mais ce sera du bricolage identitaire et Aimée grandira clivée : la partie du moi capable de « fonctionner » va prendre le dessus sur les émotions qui seront gelées (c’est-à-dire sans vie, mais aussi figées car pas nourries de toutes les connections aux pulsions, à l’imaginaire et au sens) et pourra être investie par l’intellect. Ce qui donne des adultes brillants, dans une recherche de sens, de savoir, parfois mégalomane, comme s’ils cherchaient par leur intelligence à l’emporter enfin sur l’agresseur.
Qu’il s’agisse de culpabilité, d’omnipotence, de confusion des ressentis ou d’appropriation de la violence, il résulte généralement des situations d’inceste tu et non traité une confusion chronique quant à la culpabilité et une désorganisation de la personnalité, comme le manifeste Aimée, que l’on voit dans le roman soit dans une position passive (dépressive, c’est la mère crypte, habitée par le fantôme de Pierre, qui renvoie à sa fille Bettina du traumatisme) soit dans une position active (explosions de violence perverse non mentalisées). Je finirai sur cette citation du roman : « Ma mère et ses ancêtres ne savaient pas qu’il faut nommer l’inceste pour ne pas le transmettre. Leur silence lui avait permis de jouer les revenants ».